15 avril 2025 – Zoé Sagan

En relisant l’œuvre de René Guénon, dont vous trouverez ici le livre culte « La crise du monde moderne », je suis tombé « par hasard » sur un article passionnant en anglais, que je vais tenter de traduire ici au mieux.
Il s’agit d’un article explorant la nature accélérée du temps et la « solidification » croissante du monde, où la réalité devient de plus en plus matérielle et de moins en moins spirituelle à un rythme toujours plus rapide. Ça parait chiant mais pas du tout. Prenez cinq minutes. Vous n’allez pas le regretter.
Le temps, tel que nous l’expérimentons, n’est pas une entité figée. Selon les circonstances et notre perspective, il peut sembler interminable (posez la main sur une flamme et une seconde paraîtra une éternité) ou fugace (suivez un match de sport captivant, jouez à des jeux vidéo ou passez du temps avec des amis).
La perception du temps évolue aussi avec l’âge : pour un enfant de trois ans, une pause de cinq minutes peut sembler une éternité, tandis qu’à l’âge adulte, des années entières s’évanouissent en un clin d’œil.
Un aspect rarement évoqué du temps est l’accélération qu’induit la technologie.
Prenons l’exemple du smartphone ou de l’ordinateur. Que vous soyez salarié ou entrepreneur, on attend de vous que vous répondiez à des messages, courriels ou appels à toute heure, y compris le week-end. En l’espace de vingt ans, le travail est passé d’un horaire de 9 h à 17 h à une disponibilité constante, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.
Même sans emploi, le smartphone exerce une tentation permanente, vous arrachant au monde réel pour vous plonger dans une réalité virtuelle. En envahissant nos moments de répit, ces interstices où s’épanouissent le silence et l’ennui – terreau fertile de l’imagination –, il s’attaque au temps lui-même : la vie devient floue, les jours se confondent, et en un battement de cils, vous vous réveillez cinquante ans plus tard, la vie achevée.
Une vie qui s’écoule à travers les écrans
C’est un cauchemar vers lequel beaucoup d’entre nous se dirigent, et nous semblons presque impuissants à y résister, malgré tous nos efforts.
Nous nous précipitons frénétiquement vers le néant.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Avant l’avènement des smartphones et d’Internet, la vie était plus lente. Il existait des pauses entre les événements ; nul n’était censé travailler en dehors des heures de bureau. Chaque avancée dans les technologies de communication a accéléré les échanges humains et altéré la perception du temps : des pigeons voyageurs au Pony Express, du télégraphe aux cabines téléphoniques, des lignes fixes aux fax, puis à Internet, aux téléphones portables et enfin aux smartphones.
Lorsque la communication se limitait au courrier manuscrit et aux idées couchées sur papier, lorsque les familles vivaient dans de petites communautés agricoles plutôt que dans l’effervescence urbaine, le temps lui-même s’écoulait plus lentement. Il l’était davantage encore avant la révolution agricole néolithique, il y a 10 000 ans.
Prenons le cas des voyages : le monde s’est rétréci et accéléré à mesure que l’humanité inventait l’automobile, le train et l’avion, engendrant une forme de claustrophobie. Les horizons de l’inconnu se sont réduits ; le goût de l’aventure s’est éteint. Le poète Charles Upton soutient que l’agitation suscitée par la technologie abolit la dimension spatiale :
« Dans un état de calme profond, l’espace est plus réel que le temps ; dans l’agitation, le temps devient plus réel que l’espace. Il n’est pas difficile de comprendre comment les moyens de transport rapides, et surtout les médias électroniques, qui perturbent et agitent la conscience, annihilent également l’espace. Le cyberespace, en particulier, représente l’abolition de toute dimension spatiale. De nos jours, rien n’a de forme stable. Tout s’accélère sans cesse, jusqu’à ce que toute forme – y compris la forme humaine elle-même – ne soit plus qu’un flou indistinct. »
Paradoxalement, bien que l’espérance de vie se soit allongée à l’ère moderne, nos expériences de vie se sont raccourcies. Un chasseur-cueilleur de trente ans a-t-il vécu plus intensément qu’un homme moderne de soixante ans, passant ses journées éveillées devant des écrans aveuglants, avec deux semaines de congés annuels pour « vacances » ?
Bien sûr, il est impossible de dissocier totalement l’humanité de la technologie (entendue comme les impulsions créatrices visant à optimiser les processus). Fondamentalement, l’homme est technologie. Utiliser une pierre pour ouvrir une noix de coco est une technologie. Utiliser le feu pour cuire des aliments est une technologie. On ne peut séparer l’homme de son élan à innover ; c’est une composante de son humanité. Simplement, l’innovation technologique, et par extension l’évolution de la perception du temps, s’est accélérée de manière exponentielle.
Le processus de solidification
Ce n’est pas seulement le temps qui s’est accéléré avec les progrès technologiques. On observe une intensification croissante de la « solidification », par laquelle le monde matériel devient de plus en plus tangible, tandis que le monde spirituel s’éloigne de la vie quotidienne. Le philosophe traditionaliste (à ne pas confondre avec un conservateur) René Guénon a exploré ce phénomène dans son ouvrage Le Règne de la quantité et les signes des temps, un texte ardu pour ne pas dire chiant en raison de son style dense et de ses références à Aristote, au néoplatonisme et à la scolastique.
Guénon, intellectuel franco-égyptien, étudia l’occultisme et l’hindouisme avant de se convertir à l’islam et de pratiquer le soufisme au Caire jusqu’à sa mort. Il exerça une influence dans les milieux islamiques et d’extrême droite, bien que son nom reste peu connu.
Une physionomie étrange et singulière, évoquant à la fois une connaissance des mystères et une excentricité. Il rappelle vaguement Doctor Strange.
Guénon affirmait que ce processus – l’accélération du temps, la solidification du monde et la rupture avec la connexion ésotérique au Divin – s’inscrit dans ce que les hindous appellent un cycle cosmologique. Selon lui, nous approchons de la fin d’un âge spécifique, le dernier, le Kali Yuga, avant le recommencement du cycle. Il attribuait les durées suivantes à chaque âge :
- Krita Yuga ou Satya Yuga (Âge d’or) : 4, soit 25 920 ans.
- Treta Yuga (Âge d’argent) : 3, soit 19 440 ans.
- Dvapara Yuga (Âge de bronze) : 2, soit 12 960 ans.
- Kali Yuga (Âge de fer) : 1, soit 6 480 ans.
Chaque âge représente une « chute » par rapport au précédent. Selon Charles Upton, à mesure que le cycle progresse – ou plutôt décline –, la nature même du temps et de l’espace se transforme. Jadis, l’espace prédominait ; les formes des choses étaient plus réelles que les changements qu’elles subissaient ; le temps semblait « relativement éternel ». Mais au fil du cycle, le temps prend le dessus, dissolvant l’espace et les formes qu’il contient, jusqu’à ce que tout ne soit plus qu’un flux de changements accélérés.
Dans le Kali Yuga, l’humanité est passée d’une attention portée à la qualité et à la connexion au Divin à un matérialisme grossier, centré sur la quantité, dénué de toute dimension supérieure. Elle s’est réduite à une simple consommation.
Guénon explique que nous avons ramené le travail à une dimension purement quantitative. Les artisans d’autrefois se voyaient comme participant à une œuvre de portée cosmique.
Par exemple, un fabricant de tables ne se contentait pas d’assembler quatre pieds à un plateau pour répondre à un objectif industriel. Il contribuait à la communion de la famille réunie autour de cette table, laquelle s’inscrivait dans la communion du village, et ultimement dans celle du monde entier. Il cherchait à rendre sa table belle, avec cette finalité cosmique en tête. Art et artisanat ne faisaient qu’un.
L’industrialisation déshumanise les travailleurs, les réduisant à de simples automates sur une chaîne de montage. Même l’accent mis par les entreprises sur les « expériences » offertes aux clients pour fidéliser leur clientèle n’est qu’une forme de standardisation quantitative. Éctrope soutient que le matérialisme offre un mécanisme de consensus plus efficace que la religion, expliquant son succès.
En d’autres termes, ce cycle, qui s’intensifie et s’amplifie, détruit toute qualité (rappelant l’effet de cliquet égalitaire), réduisant la matérialité au plus petit dénominateur commun pour tout transformer en objets quantifiables, y compris l’humanité elle-même. Au cours de cette descente, le processus s’accélère jusqu’à atteindre une limite absolue : le temps ne peut plus s’accélérer davantage. À ce moment, les énergies s’inversent soudainement. Un cataclysme cosmique transforme l’aspect du ciel et de la terre, et un nouveau cycle commence. Comme l’explique Upton :
« Le Temps, le « dévoreur », finit par se dévorer lui-même. À la fin des temps, le Temps redeviendra espace. […] Ce point ultime et intemporel marque simultanément la fin du cycle de manifestation et le début du suivant. […] Avant cette transformation ultime, certains développements finaux doivent se produire dans les derniers jours du cycle actuel. Puisque la quantité est particulièrement liée à la matière, le règne de la quantité est aussi celui du matérialisme. L’âge des miracles s’achève, le monde devient moins perméable aux influences des plans supérieurs de la réalité ; la croyance en ces plans, ainsi qu’en un Dieu éternel et transcendant, devient plus difficile à maintenir. »
Cependant, la lourdeur même du matérialisme engendre une forme de « fragilité ». L’environnement cosmique, ayant perdu la souplesse qui lui permettait d’être mû par l’Esprit Divin, commence à se fissurer, tel un vieil arbre incapable de plier sous le vent, finalement déraciné par la tempête. Mais ces fissures dans l’environnement cosmique, dans la « Grande Muraille » séparant le monde matériel du royaume des énergies subtiles, s’ouvrent d’abord vers le bas, laissant pénétrer un flot de forces infrapsychiques, neutres ou activement démoniaques… [Nous ressentons tous la montée de ces énergies obscures et démoniaques, n’est-ce pas ?]
Aussi sombre que cela puisse paraître, ces développements sont parfaitement légitimes à une heure aussi tardive. Les possibilités de manifestation les plus élémentaires doivent aussi avoir leur moment au cours du cycle ; heureusement, étant intrinsèquement instables et dépourvues de vérité, leur règne sera bref. « Il faut que le mal existe », a dit Jésus, « mais malheur à celui par qui le mal arrive ! » Certaines possibilités spirituelles d’un ordre supérieur ne pourraient se réaliser qu’en affrontant ce défi ultime à l’intégrité de l’esprit humain.
Ce dernier point résonne avec les réflexions de Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag : les horreurs du Goulag ont conduit à des sommets spirituels inaccessibles dans un environnement moins oppressif. Julius Evola, dans Révolte contre le monde moderne (p. 432), soutient que la fin du cycle « n’est même pas perçue comme une capitulation », si bien que « l’effondrement final pourrait ne pas avoir les traits d’une tragédie ». Cela éclaire l’origine de la posture accélérationniste de certains courants d’extrême droite…
J’apprécie ce cadre car il permet de considérer même les individus les plus perturbés, animés de rage ou d’hostilité, dans une perspective où leur rôle, bien que difficile à accepter, s’inscrit dans un jeu cosmique visant à clore un cycle et en ouvrir un nouveau.
Guénon estimait que l’humanité approchait de la fin du Kali Yuga. Ses calculs, établis en 1931, situaient cette fin vers l’an 2000 ou 2030-2031, bien qu’il se soit gardé de fixer une date précise – avec raison, car toutes les prédictions de ce type se sont révélées erronées jusqu’à présent.
Les hindous associent la fin du Kali Yuga au retour de Vishnu sous la forme de Kalki, le vengeur, une idée proche de l’eschatologie chrétienne de la Fin des Temps et du retour du Messie pour inaugurer un nouvel « Âge d’or ». Même Savitri Devi, figure controversée, aspirait à ce retour de Kalki. En revanche, Cioran rejetait cette perspective avec dédain.
Dans une interview accordée à Ernst Jünger à l’âge de 90 ans, relatée dans Les Détails du temps de Julien Hervier, Jünger déclarait :
« Nous traversons une ère de transition, un clair-obscur où les phénomènes bien définis sont rares. Les anciennes valeurs ont disparu, et les nouvelles ne se sont pas encore imposées. C’est un monde dans l’ombre.
On observe une ambivalence généralisée des opinions. Certains défendent une idée, d’autres son exact opposé : les deux camps s’annulent, même au plus haut niveau… Espérons que cette période de transition touche à sa fin…
Pour les prophètes : une fois tous les déserts traversés, quelque chose de nouveau finira par émerger. Dans toutes les grandes visions, comme celles de l’Edda ou des récits divins, les titans se révoltent contre les dieux, et les dieux perdent d’abord ; mais à la fin, ils reviennent… Dans les hymnes d’autrefois, il y avait encore des chrétiens qui vivaient leur foi au sens métaphysique. Cette mentalité est extrêmement rare aujourd’hui. Les gens sont coupés de la transcendance, qui s’efface peu à peu. Mais celui qui parvient, d’une manière ou d’une autre, à préserver ce lien avec la transcendance est, en définitive, à l’abri de la peur. Il peut ressentir que des choses terribles se produisent, mais derrière elles, une grande lumière s’élève. » (p. 134)
Que faire ?
Guénon estimait que la meilleure voie pour un individu était de s’initier à une religion formelle, de la pratiquer régulièrement tout en restant ouvert à l’intuition intellectuelle et métaphysique. Il écrivait :
« L’initiation est essentiellement la transmission d’une influence spirituelle, qui ne peut s’effectuer qu’à travers une organisation traditionnelle et régulière, de sorte qu’il n’est pas question d’initiation sans affiliation à une telle organisation. Nous avons expliqué que la ‘régularité’ exclut toutes les organisations pseudo-initiatiques [comme les théosophes ou le mouvement New Age], qui, quelles que soient leurs prétentions, ne possèdent aucune influence spirituelle et sont donc incapables de transmettre quoi que ce soit. »
Cependant, cette approche ne semble lui avoir que partiellement convenu. Comme l’écrit Jean-Philippe Marceau :
« En réalité, Guénon est devenu de plus en plus paranoïaque et instable au fil de sa vie. Il se croyait victime d’attaques magiques anti-traditionalistes répétées, ce qui l’a conduit à éviter tout contact avec les Occidentaux. De nombreux témoignages rapportent que certaines personnes, après s’être trop profondément plongées dans son œuvre, ont perdu la raison. On peut voir cela comme une tentative de Guénon de viser trop haut. Il déconstruit sans relâche notre épistémologie moderne sans parvenir à la remplacer par une alternative viable avant de sombrer dans la folie. Il analyse les schémas religieux universels de différentes traditions et les signes de son temps, mais sans réussir à les relier à sa propre existence. Il détache sa tête de son corps. Même son engagement fervent dans le soufisme, branche mystique de l’islam, ne lui a pas permis de rester ancré. »
L’approche de Guénon le coupait donc à la fois de l’humanité et, dans une certaine mesure, de la vie elle-même.
Plutôt que de telles démarches extrêmes, j’espère que cet article vous aidera à comprendre le lien entre le temps et l’usage des technologies, et que, si nous souhaitons enrichir nos expériences pour vivre plus pleinement, nous devrions limiter notre dépendance à ces outils.
Il est également crucial de reconnaître que l’essor du matérialisme et de la technologie semble affaiblir notre lien avec le Divin, tout en tenant compte de l’idée de cycles où le mal pourrait atteindre son paroxysme avant une renaissance – « l’heure la plus sombre avant l’aube ».
En d’autres termes, il faudra peut-être voir le mal s’épanouir dans ses formes les plus extrêmes avant de pouvoir le combattre efficacement (en espérant que cela ne soit pas nécessaire).
Actuellement, nous assistons à son intensification et à ses manifestations choquantes : promotion du transgenrisme (y compris auprès des enfants), augmentation de la dette d’un billion de dollars tous les cent jours, censure croissante, ouverture totale des frontières, et financement de guerres étrangères sans fin. Cette compréhension pourrait nous aider à nous préparer mentalement et spirituellement à des temps encore plus difficiles.
Comme l’écrit Jünger dans la citation ci-dessus, « celui qui parvient à préserver ce lien avec la transcendance est, en définitive, à l’abri de la peur. »
Merci de votre lecture.